Les cartes de fidélité


Avez-vous déjà compté les cartes de fidélité dans votre portefeuille ? Quelles influences ont-elles sur vos achats ? Pourquoi les commerçants ont-ils recours à ces programmes de fidélité ? Quelle est leur véritable efficacité et comment nous faisons-nous tromper lors de nos achats?

Date de publication : 08/11/15


Naissance des programmes de fidélité

Les grands et petits commerçants ont appris à facilement fidéliser leurs clients en leur proposant des services et cadeaux personnalisés (petites attentions, réductions, lots gratuits etc.). Mais les entreprises ont considérablement augmenté leurs tailles et se sont petit à petit déshumanisées. L’interaction entre le vendeur et les clients c’est ainsi dans la plupart des cas limitée à un simple échange financier, et ainsi une relation personnalisée avec la clientèle est devenue difficile. Les grandes entreprises tentent de compenser cette perte de relations personnelles par l’utilisation de programmes de fidélisation1.

Les premiers programmes de fidélisation modernes ont été mis en place chez American Airlines en 19812. Aux Etats-Unis, ce type de programmes a connu une progression de 11% par an dans les années 1990-20003, tant et si bien que la moitié des américains participait à au moins un programme de fidélité en 20032. En 2011, un sondage en France relevait que 98 % des consommateurs ont au moins une carte de fidélité et l’utilisent dans 92 % des cas4.

Qu’est-ce qu’un programme de fidélité

Un programme de fidélité est un processus où plusieurs achats permettent au consommateur de profiter d’un avantage ou d’un cadeau. Le plus connu des programmes étant celui d’une carte de fidélité, avec des points ou des cases à remplir. D’après les chercheurs travaillant dans ce domaine, on peut définir la fidélité du consommateur comme « un profond engagement à racheter/re-fréquenter systématiquement un produit/service préféré à l’avenir ». Le consommateur passe par quatre étapes pour devenir fidèle2,5 :

  • L’étape cognitive : basée sur l’information transmise par la marque à propos de ses avantages
  • L’étape affective : cumulation des habitudes d’achats et de la satisfaction
  • L’étape conative : l’intention d’acheter la marque spécifique s’implante
  • L’étape de fidélité comportementale : mise en action de l’intention d’achat, avec la volonté de surmonter les obstacles pour acheter

Fonctionnement des programmes sur le consommateur

Ces programmes de fidélisation ont un impact en 2 phases.

La première consiste à donner des points pour les achats du consommateur. Même si ces points n’ont aucune valeur au moment où le consommateur les reçoit, ils ont déjà un premier effet : celui de donner au consommateur la sensation de faire une bonne affaire. Ce premier effet a été théorisé par l’économiste américain Richard H. Thaler sous le nom de « théorie de la comptabilité mentale ». Cette comptabilité mentale est la manière dont chacun d’entre nous estime les bénéfices d’une transaction. Ce processus est assez simple quand il s’agit de comparer deux prix pour un produit identique. Il se complique cependant lorsqu’on y ajoute des paramètres, comme des points de fidélité avec des avantages futurs à la clef. Ainsi, le consommateur peut faire de nombreuses erreurs lors de la comptabilité mentale, au point de surestimer la « bonne affaire ». Nous subissons tous des biais cognitifs et erreurs de logiques6-8 pouvant nous amener à ne pas analyser de manière objective une situation.

La deuxième phase intervient lors de l’attribution des récompenses. Le consommateur bénéficie alors d’avantages économiques, et psychologiques. Sur le plan psychologique, le fait que les entreprises « offrent » des récompenses au client donne l’impression à ce dernier d’obtenir une reconnaissance de la part de l’entreprise, et une récompense personnalisée. La récompense est en fait choisie par le consommateur. Il peut ainsi avoir le sentiment de s’octroyer un luxe sans culpabilité et/ou d’avoir un sentiment de participation6,7. Ces sentiments positifs sont, on s’en doute, profitables à l’image de l’enseigne.

Mais au final, en quoi le magasin est-il gagnant9?

Le consommateur aura tendance à concentrer ses achats dans certains magasins pour maximiser ses profits10. L’accumulation de ces points augmente ensuite la probabilité pour l’entreprise/magasin de voir le consommateur continuer ses achats chez elle/lui.

Les humains, comme les animaux, sont prêts à démultiplier leurs efforts pour une récompense proche11. Plus on se rapproche du but, plus on est prêt à faire des efforts physiques ou… financiers. Et ça marche particulièrement bien avec les cartes de fidélités.

Une étude très simple a été conduite dans un café avec une carte : « 10 cafés achetés, le 11ème offert ». Les auteurs de l’étude ont regardé à quelles fréquences les consommateurs achetaient les cafés, en fonction du remplissage de leur carte. Ils ont comparés les fréquences d’achat entre les consommateurs à qui un cadeau était attribué à la fin de la carte avec ceux ayant une carte, mais où aucun cadeau n’était donné (groupe témoin).

Les résultats montrent que le client augmente sa fréquence d’achat lorsqu’il se rapproche du 10ème café. C’est à dire qu’il accélère ses achats de cafés lorsqu’il approche de la récompense, contrairement aux groupes contrôles qui n’ont aucun café de gagné au bout du 10ème. Le temps moyen entre 2 achats diminue ainsi de 16 % entre les premiers et les derniers achats !
Ainsi les personnes possédant une carte achètent 10 cafés en 24,6 jours contre 29,4 jours pour ceux ne bénéficiant pas d’avantages.


Plus il se rapproche de la fin de la carte de fidélité, plus le client rapprochera ses achats afin de profiter du cadeau.

Mais il y a encore plus fou que ça. Dans une autre expérience, on donne une carte avec « 12 cafés achetés, le 13ème offert ». Cependant, 2 cases bonus sont déjà pré-remplies sur cette carte ! L’offre est donc identique à la précédente (il faut acheter 10 cafés pour un avoir un gratuit). Seule change la présentation ! Dans ce cas, le client accélère encore plus ses achats que celui qui a reçu la 1ère carte (non pré-remplie). En effet, avec déjà 2 cases pré-remplies, le client à la sensation de s’être déjà rapproché du but ! Dans cette expérience, le client ayant la carte à 10 cases fait ses achats en 15,6 jours contre 12,7 jours pour celui qui a la carte avec 12 cases. Le temps de remplissage est 20% plus rapide. Le client a l’illusion que la récompense/cadeau est un peu plus proche grâce aux cases pré-remplies alors que l’offre est identique!


Avec une carte pré-remplie, le client a l’illusion d’être plus proche du but final. Il achètera plus vite les produits pour obtenir la récompense !

Les auteurs se sont aussi demandés ce qu’il pouvait se passer si on donnait une deuxième carte après la première remplie. Une fois la première remplie, il s’avère que les clients reprennent un rythme d’achat initial. Pour ensuite re-accélérer arrivé à la fin de leur seconde carte. Il n’y a donc pas « d’accoutumance », mais un véritable « reset ».9


Au fur et à mesure du remplissage de la carte de fidélité, le client accélère ses achats. Puis il reprend son rythme initial lors du remplissage de la seconde carte, pour accélérer à nouveau son rythme de consommation.

L’effet de la carte ne s’arrête pas là. Un deuxième effet, qualifié par les chercheurs « d’effet de réciprocité » est également à l’œuvre. Le client peut, après avoir reçu son « cadeau », développer le sentiment d’être redevable de la marque. Cialdini12, pour illustrer ce sentiment, raconte dans son livre l’histoire d’une secte qui avait mis ce principe en action pour récolter des dons, bien plus de dons que tout autre secte ou association. Les membres de la secte offraient ainsi des fleurs aux passants. Ces derniers se sentaient redevables car ils avaient reçu un cadeau, et ainsi donnaient un peu d’argent en retour. Et ceci bien qu’une grande majorité se débarrassait de la fleur un peu plus loin et surtout n’avaient rien demandé. Les mêmes effets existent quand un vendeur d’aspirateur nous prête l’objet une semaine, ou que l’on reçoit des étiquettes d’une ONG imprimées à notre nom. Dans une étude délicieusement intitulée « adoucir la note : l’utilisation de bonbons pour augmenter les pourboires », les auteurs ont démontré que l’offre d’un bonbon à la caisse d’un restaurant incite le client à donner plus de pourboire. Que le client reçoive le bonbon du serveur, ou qu’il se serve lui-même. De plus, la quantité de bonbons donnée joue sur l’augmentation du pourboire13 ! Avec 1 bonbon, le client donne 0,6% de pourboire en plus, contre 1,6% s’il a 2 bonbons.


Plus on reçoit de bonbons au moment de payer, plus on laisse de pourboire. C’est le sentiment de réciprocité.

Evolution des habitudes avec les cartes de fidélité

La question est aussi de savoir si une carte de fidélité change nos habitudes de manière durable. Les effets d’une carte ont été étudiés pendant 2 ans sur des clients d’un magasin américain. Des effets différents ont été observés suivant le type de client dans une étude américaine2. Les petits acheteurs et les acheteurs moyens vont sur 2 ans multiplier par 4,4 leurs fréquences d’achat. Le coût de leur panier moyen a augmenté de 9 à 13$ (+40%) pour les petits acheteurs et de 15 à 19$ (+25%) pour les acheteurs moyens ! Les programmes de fidélité peuvent donc réellement influer sur le comportement des clients et augmenter la rentabilité de ces derniers pour le magasin. Les petits consommateurs ont ainsi modifié leur comportement jusqu’à devenir des moyens, voir des gros consommateurs. Pour en arriver là, ils n’ont pas seulement augmenté leurs achats, mais les ont également diversifiés. De plus, leurs demandes envers les récompenses se sont accrues, entrant ainsi de plain-pied dans la logique d’effort du programme (efforts consistant à dépenser plus dans le même magasin pour obtenir une récompense). Les plus gros acheteurs n’ont cependant pas changé leurs habitudes. Depuis, d’autres études ont montré qu’une carte de fidélité pouvait pousser le consommateur à acheter plus14.



Une carte de fidélité peut vous faire venir plus souvent et acheter plus.

Coût pour les entreprises

Pour les entreprises, il est aussi souvent coûteux de lancer et de maintenir un programme de fidélisation. Elles doivent faire face à des coûts pour gérer les dossiers et les récompenses. De plus, l’arrêt d’un tel programme peut entrainer une défection des consommateurs et avoir des conséquences particulièrement graves pour l’entreprise, compte tenu du niveau de concurrences entre elles2,15. En somme, une lame à double tranchant. De plus, même si les études mentionnées plus haut et les biais cognitifs auxquels nous sommes soumis sont bien réels, les effets d’un programme de fidélité peut aussi être très léger,s voire inexistants16,17. Pour faire simple, certains programmes aboutissent à une augmentation des achats des consommateurs, pour d’autre, rien ne change. Mais au final, si la rentabilité d’une carte de fidélité à long terme pour les enseignes peut être limitée, le « fichage » des clients et de leurs habitudes de consommation peut être un atout considérable dans le ciblage de la publicité par exemple.

En France, les enquêtes tendent à montrer que la carte de fidélité ne parvient pas à fidéliser le client de manière globale. Favorise-t-elle quand même l’augmentation des achats du consommateur ? Peut-être, mais la concurrence existe entre les programmes de fidélités. La multiplication de ces derniers fait que les clients ont pléthores de cartes. Ils peuvent ainsi ne pas faire d’achat dans le magasin où ils ont un programme ou encore oublier de donner leur carte tellement l’offre est devenue banale. Environ la moitié des clients français trouve les délais pour obtenir leur cadeau trop long, les cadeaux non intéressants et même oublier de les réclamer. Nombreuses sont les enseignes ne proposant pas de programme de fidélisation, et la santé de ces entreprises n’en souffrent pas forcément4,18.

Conclusion

Comment nous l’avons vu, les programmes de fidélité peuvent avoir un réel impact sur le comportement des clients (achats plus fréquents, paniers plus chers). Mais il est important de souligner que toutes les études ne concluent pas à des succès probants de ces cartes. L’impact des carte est limité (2 à 3% de hausse des achats). Les cartes de fidélité19,20 ont tendance à maintenir les achats de clients, à « sécuriser » leurs dépenses pour l’enseigne et non à développer les achats de manière exponentielle. En effet, si certaines études de cabinet montrent des « rendements exceptionnels », cela est souvent dû à un effet de sélection. Car ce sont les plus gros acheteurs qui ont tendance à prendre une carte. Au final les cartes de fidélité sont certainement à bout de souffle. L’arrivée des nouvelles technologies devrait aboutir au développement d’autres outils et moyens de marketing (comme la pré-gestion des courses).

Allez-vous abandonner vos programmes de fidélité ? Ou bien pensez-vous être différent(e)s des autres consommateurs (qui doivent aussi penser cela)? Penserez-vous à cet article la prochaine fois que vous verrez des bonbons à une caisse d’hôtel ou de restaurant, ou les cadeaux de fidélité exposés ? Rien n’est gratuit les amis.

Merci à Benavent Christophe, directeur de l’école doctorale Économie, Organisations, Société, pour sa relecture.

A lire

Influence et manipulation12 de Cialdini que chaque consommateur se doit de lire, Le raisonnement « que sais-je ? » de Houdé7 (voir références complètes dans la bibliographie).



Phosphoré par : Gontier Adrien, Dujardin Jean-Rémi

Mots clefs : consommatio, carte, cognitif, réduction, achats

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Références ▼

[1] O’Brien, L. & Jones, C. Do rewards really create loyalty? Long range planning 28, 130-130 (1995).

[2] Liu, Y. The long-term impact of loyalty programs on consumer purchase behavior and loyalty. Journal of Marketing 71, 19-35 (2007).

[3] Kivetz, R. & Simonson, I. Earning the right to indulge: Effort as a determinant of customer preferences toward frequency program rewards. Journal of Marketing Research 39, 155-170 (2002).

[4] Morel, C. La carte de fidélité en voie de banalisation, sur Relationclientmag.fr (2011) www.relationclientmag.fr/Relation-Client-Magazine/Article/La-carte-de-fidelite-en-voie-de-banalisation-40498-1.htm

[5] Oliver, R. L. Whence consumer loyalty? the Journal of Marketing, 33-44 (1999).

[6] Thaler, R. Mental accounting and consumer choice. Marketing science 4, 199-214 (1985).

[7] Houdé, O. Le raisonnement. (Presses universitaires de France, 2014). https://books.google.fr/books?id=708WngEACAAJ

[8] Bolton, R. N., Kannan, P. K. & Bramlett, M. D. Implications of loyalty program membership and service experiences for customer retention and value. Journal of the academy of marketing science 28, 95-108 (2000).

[9] Kivetz, R., Urminsky, O. & Zheng, Y. The goal-gradient hypothesis resurrected: Purchase acceleration, illusionary goal progress, and customer retention. Journal of Marketing Research 43, 39-58 (2006).

[10] Sharp, B. & Sharp, A. Loyalty programs and their impact on repeat-purchase loyalty patterns. International journal of Research in Marketing 14, 473-486 (1997).

[11] Heilizer, F. A review of theory and research on the assumptions of Miller’s response competition (conflict) models: Response gradients. The Journal of General Psychology 97, 17-71 (1977).

[12] Cialdini, R. B. Influence et manipulation. (Pocket, 2014). https://books.google.fr/books?id=aA7loAEACAAJ

[13] Strohmetz, D. B., Rind, B., Fisher, R. & Lynn, M. Sweetening the Till: The Use of Candy to Increase Restaurant Tipping1. Journal of Applied Social Psychology 32, 300-309 (2002). http://scholarship.sha.cornell.edu/cgi/viewcontent.cgi?article=1129&context=articles

[14] Evanschitzky, H. et al. Consequences of customer loyalty to the loyalty program and to the company. Journal of the academy of marketing science 40, 625-638 (2012).

[15] Liu, Y. & Yang, R. Competing loyalty programs: Impact of market saturation, market share, and category expandability. Journal of Marketing 73, 93-108 (2009).

[16] Mägi, A. W. Share of wallet in retailing: the effects of customer satisfaction, loyalty cards and shopper characteristics. Journal of Retailing 79, 97-106 (2003). http://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0022435903000083

[17] Leenheer, J., Bijmolt, T. H., van Heerde, H. J. & Smidts, A. Do loyalty programs enhance behavioral loyalty? A market-wide analysis accounting for endogeneity. Arbeitspapier, Tilburg University (2004).

[18] LaPoste. Fidélisation : les nouveaux mécanismes qui rebattent les cartes., sur (2014) http://www.laposte.fr/lehub/-Fidelisation-les-nouveaux-

[19] Meyer-Waarden, L. & Benavent, C. Grocery retail loyalty program effects: self-selection or purchase behavior change? Journal of the academy of marketing science 37, 345-358 (2009).

[20] Benavent, C. Entretien Téléphonique (2015).



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